17 octobre 2010, 22h34
Oh ce n’est point Corinthe, cette ville entre deux rives qui nous sert de refuge. Et pourtant elle y ressemble. Toutes les villes se ressemblent. Elles n’ont d’autres repères que l’eau.
Combien de soirs, suis-je restée accrochée au ciel, cherchant mes constellations ensevelies. Aucune étoile ne m'indique mon chemin. J’ai perdu le sud.
Alors, je regarde mon linge tourner comme des derviches errants dans des tambours sans bruit, mon amour a perdu son parfum de nuit.
Dehors, les arbres en feu réchauffent un peu le gris du ciel. Je vais souvent me promener dans le parc, le long de la rivière. Pour horizon, j’ai la rive d’en face.
Je suis arrivée au bout du monde, Anné et il n’y a rien derrière...
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26 novembre 2010, 13h54
Les horloges ont raccourci d’un tour la course du temps. J’erre dans cette ville, construite sur des langues éparses. Je suis ces milliers d’hommes et de femmes qui se cherchent une destination sachant que la seule qui nous reste est celle qu’on n’aura jamais quitté.
Murat s’occupe de nos affaires. Il parle le français de Beyrouth, celui de Damas et d’Alexandrie. Celui des cités millénaires qui battent aujourd’hui le pavé de l’histoire. Celui que plus personne ne comprend. Surtout pas le monsieur derrière les guichets du Bureau de l’emploi. Chaque soir, il rentre plus désespéré que la veille. Alors je lui raconte une histoire que je laisse en suspens pour qu’il me revienne encore le lendemain. Je lui allume les lampions des soirs de fêtes, où nous dansions sous les vignes rouges jusqu’à l’extinction de la nuit.
T’en souviens-tu, Anné? De ces temps chantants, d’avant qu’on bombarde nos ruines, qu’on décapite nos temples et qu’on rase la mémoire du monde. Ce soir, je suis sans mots.
J’ai perdu le goût de mes rêves...
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22 décembre2010, 20h13
Le blanc a tout englouti. La neige a l’odeur des adieux. Celle que j’ai senti le jour où on a dépassé la frontière. Dehors, ils ont mis des guirlandes partout. Y a de la joie dans les centres commerciaux. Une foule folle. J’y vais pour admirer les gens et fuir le couloir froid. Murat a beaucoup changé. Il a perdu le poids de ses illusions. Mais mon ventre est déjà assez lourd à porter. Je ne me sens pas bien, Anné.
Je crois que ...
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27 février 2011, 04h33
Pardonne moi de ne t'avoir pas écrit depuis si longtemps. Un autre fils m’est né. Murat a trouvé du travail. Il conduit un taxi en attendant. En attendant quoi? Je ne saurais le dire. Je t’entends presque me dire « Patience ma fille, tout s’arrangera ».
On a fui la mort, mais mourir là-bas n’est rien, le plus dur est de continuer à vivre ici. Je ne peux plus me promener dans le parc. Il fait très froid et la rivière est gelée.
Ma vie me manque, Anné...
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22 mars 2011, 12h40
Il est revenu le printemps. La sève coule dans les bois. Tout se met à fondre. La neige et nos illusions. Je ne vois presque plus Murat. Les femmes sont belles ici. Leurs chevelures dorées feront de belles voiles. Il suffirait que le désir souffle un peu fort pour qu’il prenne leur large. Murat parle toutes les langues. Moi, j’ai avalé la mienne.
Les abeilles sont-elles de retour? As-tu greffé les oliviers, Anné?
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04 avril 2011, 06h31
Cette nuit, j’ai fait un rêve où tu n’y étais pas. Comment peux-tu quitter ainsi mes rêves, quand tu sais que je ne peux te retrouver ailleurs?
Dans quel camp, dans quelle ville, sous quelle terre es-tu ? À quelle adresse, dois-je t’écrire dorénavant?
As-tu seulement jamais su lire, Anné?
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11 avril 2011, 12h24
Il fait un très beau soleil. Mais l’eau est aussi glaciale que le couloir sombre. Je ne veux plus y retourner. Je suis heureuse ici, dans cette rivière. Mes enfants y seront bien aussi. Je ne les quitterai pas, Anné!
J’écoute en moi le vide qui m’emplit doucement. La rivière me berce comme si j’avais retrouvé tes bras. Pardonne- moi, Anné! Que ce soit sous les pins ou sous les érables, sous tous ces arbres en feu, le repos m’était impossible.
C’était pourtant écrit. Je serai celle qui a tué ses enfants. Mais dis-moi, Anné, c’est quoi comparé à toutes les horreurs que les Hommes auront connues ou commises?
Y aurait-il entre deux crimes, un moindre ?
De quel récit ces belles tirades épistolaires sont-elles tirées?